Agriculture et globalisation
Conférence de Marcel Mazoyer, professeur émérite de l’Université Paris Sud,
le 8 novembre 2014 au Graduate Institute, Genève.
En passant en revue l’historique de l’accaparement des terres depuis les années 70, le professeur nous montre en quoi l’agriculture est bel et bien le talon d’Achille de la mondialisation et que le libre-échange des denrées alimentaires, s’il n’est pas repensé par nos politiques à l’échelle mondiale, nous mènera à la crise humanitaire.
Crise agricole mondiale : chiffres et rappel de la situation
À la question sera-t-il possible de nourrir 10 milliards de personnes en 2050? Le professeur répond que depuis la deuxième guerre mondiale, la population a triplé alors que les rendements agricoles ont plus que triplé. Cela veut bien dire que l’on nourrit plus de monde, peut-être pas aussi bien qu’avant, mais en tout cas on a dépassé les attentes. Comment cela est-il possible?
- à 75% du fait de l’augmentation du rendement donc de l’agriculture agrochimique,
- à 15% du fait de l’augmentation des surfaces exploitées,
- à 10% du fait de l’augmentation de l’intensité culturale (réduction temps de jachère).
Malheureusement cette augmentation est trop inégale pour permettre la survie de tous. 3 milliards d’humains sont aujourd’hui en situation d’insécurité alimentaire, parmi eux 2 milliards souffrent de malnutrition (avec de vraies carences en micronutriments comme le Fer qui rend invalide, le carotène qui mène à l’aveuglement, le manque d’iode qui induit aux dégénérescences mentales…), 842 millions souffrent de sous-alimentation chronique soit une vraie insuffisance énergétique qui mène à la faim, et ce jusqu’aux famines dans certains cas. Selon la FAO, ce sont au total 9 millions d’humains qui meurent de faim chaque année: une forme de génocide diffus et permanent.
Sur ces 3 milliards de personnes en insécurité alimentaire, 80% sont des ruraux: la pauvreté et la sous-alimentation sont massives dans les campagnes et ils migrent vers les villes. « On nourrira les villes si on nourrit d’abord les campagnes », déclare le professeur.
« 80% des personnes en insécurité alimentaire sont des ruraux,
70% sont des paysans. »
Pour 1,4 milliards de population active agricole, soit 2,8 milliards de la population agricole mondiale, on compte aujourd’hui 28 millions de tracteurs, 5 à 6 millions de moissonneuses batteuses et 400 millions d’animaux de travail (vaches, chevaux, dromadaires, chien de traineau…). La vision de l’agriculture moderne est complètement fausse par rapport à la réalité mondiale: 2/3 de la population active agricole, environ 1 milliard, sont des actifs manuels. Dans les ¾ des pays du monde on n’utilise aucune semence du commerce, et quasiment aucun engrais ou pesticides. Ces pays n’ont pas de capital fixe (machine, cheptel..), ils ont une machette et une houe et produisent 1 hectare par travailleur. Leur productivité brute du travail est de 1 tonne de céréales ou équivalent par an contre 1000 à 2000 tonnes pour un agriculteur de céréales suisse. C’est la réalité de l’agriculture mondiale aujourd’hui, sans parler des 200 millions privés de terres, les minifundiaires (propriété agricole de petite taille), les victimes du Land Grabbing (appropriation illégale de zones agricoles) et les ouvriers agricoles sous-rémunérés à la merci de ceux qui ont le capital.
Les ¾ des 842 millions qui ont faim appartiennent à ce milieu. L’alimentation et l’agriculture avec leurs inégalités s’emboîtent: le sous-équipement, la pauvreté paysanne sont sources de sous-alimentation.
Causes et conséquences
Depuis la deuxième guerre mondiale et les réformes agraires, la révolution agricole a provoqué des gains de productivité et des baisses de prix agricoles extraordinaires. Les paysans qui n’ont pas pu suivre le mouvement s’en sont trouvés exclus. Dans les pays en voie de développement, il n’y a pas eu de révolution industrielle en parallèle pour essuyer les pertes salariales dans l’agriculture. Par contre, les rendements agricoles devenant possiblement très élevés, certains industriels se sont alors lancés sur le marché agricole pour faire fortune, avec des techniques tout-terrains et dans toutes les régions du monde, il suffisait de trouver de la main d’œuvre pas chère et le Land Grabbing pouvait commencer, et ce dès 1972.
Avec la libéralisation des échanges internationaux, ces agriculteurs modernes ou investisseurs capitalistes travaillent comme en Europe avec les meilleures semences, les terres les moins chères, comme en Ukraine, et des salaires de 2 à 5 € par jour. Les petits producteurs ne peuvent en aucun cas être compétitifs face à une agriculture capitaliste délocalisée dans des régions bon marché et à bas salaire.
Au début du XIXe siècle et avec l’arrivée des tracteurs dont la puissance double tous les 10 ans (jusqu’à 400 chevaux qui font 300-400 ha/an), l’écart de productivité entre ceux qui font 1ha/1T (500 millions de paysans) et les gros (100 000 tractoristes) est de 1 à 3000-4000. Ce qui signifie qu’une poignée d’agriculteurs fait des rendements de 3000 à 4000 fois supérieurs à un demi-milliard de la population agricole mondiale.
On comprend alors qu’une minorité nuit aux intérêts de la majorité, car c’est cette minorité qui a le pouvoir sur les prix et l’évolution du marché. La spéculation des prix étant provoquée par le ralentissement de la production dû à la baisse de l’investissement résultante de la baisse des prix du blé joue en faveur de cette minorité, car quand les prix baissent, qui peut produire à 100 dollars la tonne ? Les plus gros et tous les autres ne font plus de bénéfices, ne trouvent plus de crédits… C’est le marché international qui contrôle la hausse des prix, ils regardent les stocks, les perspectives de production, observent et décident d’acheter, ce qui peut provoquer un doublement des prix.
Avec le libre-échange, le prix international détermine le prix avec lequel sont payés les producteurs de chaque pays. Et ce marché international ne représente en moyenne que 10 à 15% de la production mondiale. Les 10 à 15% les plus compétitifs alimentent donc le marché mondial et imposent leurs prix à tous, ce qui est insensé. En imposant un prix du blé à 100 $ la tonne, on fait tomber les revenus des plus démunis au plus bas ce qui a pour conséquences : pauvreté paysanne, exode, chômage, bas salaire, baisse des investissements due à l’insuffisance du pouvoir d’achat.
Il en résulte sur les marchés financiers une capacité d’investissement énorme sans possibilité réelle d’investissement alors on spécule et on prête à des gens qui ne sont pas solvables. C’est ainsi que l’on court à la ruine du système bancaire et à la crise globale (alimentaire, écologique, sociale…)
Comme le souligne justement le professeur: « Vous êtes en Suisse et vous ne vous en rendez pas bien compte, c’est pour ça que je suis venu vous en parler »
Perspectives et ressources à partir de l’expérience et non de la théorie
Pour subvenir aux besoins alimentaires des pauvres sous-alimentés et répondre à l’accroissement de la population, il faudrait multiplier la production par 2, voire par 4 s’il fallait subvenir aux besoins énergétiques dû à la surconsommation de cette population croissante. On ne va pas augmenter les rendements par la chimie classique (80% des pesticides utilisés il y a 30 ans sont aujourd’hui interdits). Par contre, chez les paysans pauvres sous-alimentés, la marge de manœuvre est énorme, on pourrait simplement doubler leur rendement par la sélection des variétés locales. Par des méthodes politiques et économiques, on peut, dès aujourd’hui, favoriser le développement des pauvres. Dans 50 ans, il sera trop tard, on devra imposer par la force un changement radical dans la consommation planétaire.
Risques et opportunités
Globalement, ce ne sont que des scénarios d’augmentation de températures avec évolution des superficies convenables aux cultures, mais localement c’est plus dramatique, avec la multiplication d’évènements extrêmes (ouragans, tsunamis…)
Sur la base d’hypothèses, l’avenir est certes incertain, mais cela ne doit pas nous empêcher de nous y attaquer dès aujourd’hui. Sinon, nous allons clairement à la catastrophe. C’est ce que l’on a pu observer à l’échelle de petits pays, comme Haïti, où l’ouverture au libre-échange a accéléré la ruine sociale.
Baisse des salaires
Le libre-échange, la mondialisation de l’agriculture fabriquent des pauvres, accroissent les inégalités salariales à l’échelle mondiale. En libérant la politique agricole et en supprimant les protections douanières, on a diminué les salaires, provoqué l’exode rural, augmenté la misère, les bidonvilles et on va droit à la guerre civile.
Il est évident que l’erreur massive de la globalisation est d’avoir inclus l’agriculture. Et les accords de libre-échange ne font qu’aggraver la situation partout. Qu’attendons-nous pour agir ?