Les villes pionnières de la production alimentaire
« Les villes au cœur de la transition vers une alimentation durable » tel était le titre de la trilogie de conférences suisses autour de la Journée mondiale de l’alimentation 2022. Lors de la table ronde organisée à la Markthalle de Bâle, la transformation démocratique, c’est-à-dire l’implication des consommateurs dans les systèmes alimentaires urbains, était au centre des débats.
La mondialisation et le libre-échange sont les vaches sacrées des économies libérales. Mais actuellement, nous, et surtout les habitants des régions les plus pauvres au monde, en subissont les inconvénients de plein fouet, particulièrement en ce qui concerne le ravitaillement de nourriture. Les routes d’approvisionnement bloquées et la spéculation sans scrupules d’industriels de l’agro-alimentaire font grimper en flèche les prix des denrées. Chez nous, cela se ressent douloureusement dans le budget des ménages. Dans les pays où les gens ont déjà du mal à se procurer suffisamment de nourriture, il s’agit souvent d’une question de vie ou de mort. Lors de la manifestation bâloise du 15 octobre à la Markthalle, Dominique Burgeon, directeur du bureau de liaison de la FAO avec les Nations Unies à Genève, a ouvert la manifestation avec des chiffres alarmants. Alors que la situation alimentaire mondiale s’est entre-temps améliorée, la faim dans le monde augmente à nouveau. 180 millions de personnes souffriraient d’insécurité alimentaire aigue. 800 millions se couchent chaque soir en ayant faim et dans les régions en crise du Moyen-Orient et dans les pays les plus pauvres, des millions de personnes continuent de mourir de faim chaque année. « C’est », comme le dit Burgeon, « tout simplement inacceptable au 21e siècle ».
L’humanité se déplace vers les villes. L’urbanisation galopante de ce monde est l’une des raisons de ce phénomène. La concentration industrielle de la production alimentaire contraint de plus en plus les gens à chercher leur subsistance en ville et donc à s’éloigner géographiquement de la production alimentaire. Nous ne pourrons donc pas faire autrement que d’intégrer activement les villes dans les systèmes alimentaires régionaux et mondiaux.
« Aujourd’hui, 55% de la population mondiale vit déjà dans les villes » a expliqué Burgeon. « D’ici 2050, ce chiffre atteindra 70% ». Il est donc grand temps que les villes prennent le leadership sur les questions de durabilité des systèmes de production alimentaire et d’alimentation mondiale.
Nourrir la Suisse de manière durable et juste
Bettina Scharrer, responsable de projet au « Centre for Development and Environment » (CDE) de l’Université de Berne, a expliqué qu’en Suisse, 61 pour cent de la population vit déjà dans les villes, 15 pour cent à la campagne et le reste dans les agglomérations urbaines.
Le CDE mène le projet de recherche « Les villes, moteurs de systèmes alimentaires durables ». Il étudie, en collaboration avec neuf villes suisses, les efforts, les succès et les perspectives de la politique alimentaire urbaine. De plus, le projet examine, avec la participation de la population bernoise, comment une alimentation durable peut être rendue accessible de manière socialement équitable. Les flux de denrées alimentaires, le potentiel d’approvisionnement urbain et la réduction du gaspillage alimentaire sont entre autres au cœur du projet bernois.
Les villes partenaires sont Bâle, Berne, Fribourg, Genève, Lausanne, Saint-Gall et Zurich ainsi que l’Union des villes suisses.
L’étude n’a été que partiellement réalisée. Ce que l’on peut dire pour l’instant, c’est que toutes les villes concernées disposent désormais de services spécialisés sur le sujet et que des efforts substantiels sont en cours dans le domaine de la restauration collective (cantines, cuisines scolaires, etc.). La ville de Lausanne prévoit par exemple d’acheter 60% de ses repas collectifs issus de la production biologique, la région 70%. La ville de Bienne a un budget de 8 millions pour la construction de cuisines collectives durables qui achètent leurs produits exclusivement dans un rayon de 35 kilomètres. La sensibilisation de la population et la durabilité de la chaîne de création de valeur pourraient toutefois encore être améliorées.
En plus de cela, des efforts sont en cours pour utiliser des terrains appartenant à la ville pour la culture bio et la vente directe.
Du plaisir pour l’environnement, le corps et l’esprit
L’ancien conseiller national, gourmet et directeur de la « Semaine du Goût » suisse, Joseph Zysiadis a ensuite présenté les activités de la fondation « Semaine du goût », qui s’est fixé pour objectif, il y a 20 ans, de promouvoir la tradition culinaire et œnologique (viticulture et consommation) locale ainsi que la diversité biologique.
Hormis l’œnologie, l’accent est mis sur la promotion du goût, de l’odorat et de l’aptitude au plaisir, en particulier chez les enfants et les jeunes. Et bien sûr, l’organisation de la Semaine suisse du goût, qui réunit chaque année jusqu’à 600 000 participants. Chaque année, une ville est désignée « ville du goût » et cette année, c’est Bâle. Dans le cadre de ce programme, il y a eu une journée de la pomme, au cours de laquelle les variétés régionales de pommes ont été présentées, le cultissime Foodtour à travers la ville, au cours duquel on a pu découvrir la Bâle culinaire en dehors des guides touristiques, la présentation de spécialités régionales, la fête régionale du fromage, le brassage de bière en direct dans une micro-brasserie et une randonnée viticole à travers les vignobles de la ville, pour n’en citer que quelques-uns. Entre-temps, la signature du « Milan Urban Policy Pact » (voir encadré) a eu lieu.
« L’agriculture industrielle », dit Zysiadis, « rompt le contact entre les producteurs et les consommateurs. De moins en moins de jeunes savent cuisiner et, avec la capacité de cuisiner, c’est la capacité de savourer qui se perd également. De même, de plus en plus de personnes se retrouvent seules devant leur assiette au lieu de cuisiner et de partager un repas entre amis ou en famille.
« Pacte de politique alimentaire urbaine de Milan »
En 2015, l’exposition universelle « Expo 2015 » s’est tenue à Milan sous le slogan « Feeding the Planet, Energy for life ». Le maire de Milan de l’époque, Giuliano Pisapia, avait déjà encouragé la signature d’un accord visant à rendre la production alimentaire plus durable, plus équitable et plus saine. Les plus de 100 villes signataires de l’époque se sont engagées en faveur d’un système alimentaire durable. L’engagement des villes en faveur de la durabilité va de la culture à l’élimination des aliments, en réduisant les pertes, en renforçant l’équilibre alimentaire et en privilégiant des produits durables. En poursuivant ces objectifs, les services de restauration des villes jouent un rôle de modèle.
La situation en Allemagne et en Europe
Anna Wissmann, de l’Institut de recherche sur le développement régional et urbain de Dortmund, a expliqué la situation dans son pays. « L’Allemagne est loin d’être un exemple en matière de politique alimentaire urbaine, mais il se passe tout de même pas mal de choses au niveau européen ». En ce qui concerne l’alimentation liée à l’urbanisme, la politique environnementale et l’économie, l’Allemagne est loin derrière la Suisse. Ce n’est que maintenant que certaines villes traitent ces questions en priorité. Les cantines, l’éducation et les achats régionaux pour le secteur public sont au centre des préoccupations. Il est grand temps, car la lutte contre le changement climatique ne peut se faire sans une nouvelle politique alimentaire.
Il y a bien sûr des exceptions, comme par exemple Berlin avec le projet de « cantine du futur ». Le projet met l’accent sur le goût, la fraîcheur, la régionalité, l’écologie et la réduction des déchets. Après seulement deux ans, 40 cuisines collectives participent déjà au projet et produisent 4 millions de repas par an. Et le projet fait déjà des émules au niveau national. Une autre approche prometteuse au niveau fédéral est le réseau des villes bio qui existe depuis 2010. Les (seulement) 22 villes membres tentent de développer des chaînes de création de valeur régionales pour le secteur public et de standardiser la part de bio dans les marchés publics. Wissman voit également des modèles intéressants dans d’autres pays de l’UE. Par exemple, le « Parc des Jalles » à Bordeaux, où une grande zone urbaine de loisirs et de réserves naturelles est partiellement utilisée pour la culture de légumes, ce qui profite à la biodiversité et à la protection des surfaces. Le projet est particulièrement efficace parce que la culture est directement liée à la commercialisation régionale des produits.
À Paris, l’école du Breuil est installée sur le site d’un ancien grand jardin botanique. Une école d’agriculture urbaine qui accueille 300 apprentis par an et organise régulièrement des séminaires pour les non-initiés.
Elle cite ensuite la Grande-Bretagne comme mauvais élève, où la pauvreté alimentaire est un problème massif depuis le début des années 2000 et a été aggravée par le Covid et le Brexit. Cela a toutefois permis de faire avancer des projets tels que les « Sustainable Food Places », qui comptent 82 organisations membres, et les « City Deals », peu connus, dans le cadre desquels les communes et les autorités régionales et fédérales cherchent des solutions en collaboration avec les ONG et la communauté scientifique. En outre, la Grande-Bretagne est pionnière en matière d’engagement de la société civile pour une alimentation durable et sociale. Avec le « Food Poverty Action Plan », l’Angleterre dispose du plus ancien « conseil alimentaire » d’Europe.
Bâle en pleine effervescence
Enfin, la ville hôte de Bâle nous a présenté ce qui se passe dans la région. Et ce n’est pas rien. Lukas Ott, directeur du développement cantonal et urbain de Bâle, a expliqué que Bâle avait déjà signé le Milan Food Pact en 2016. Bâle est en pleine mutation. D’anciens sites industriels gigantesques se transforment en nouveaux quartiers. Et pour l’aménagement du territoire qui est nécessaire en conséquence, les directives écologiques ne sont possibles qu’avec l’implication active de la population. Certes, Ott ne cache pas que la réaffectation des sites et leur aménagement font justement l’objet de critiques sévères et de nombreux mécontentements au sein de la population. Notamment en ce qui concerne les aspects sociaux et écologiques. Mais s’y intéresser de plus près dépasserait le cadre de notre propos. Quoi qu’il en soit, bien qu’il s’agisse d’un canton urbain dense et d’une métropole spécialisée dans la chimie, l’agriculture et la transformation des denrées alimentaires sont également présentes sur le territoire de la ville de Bâle. « Des produits régionaux authentiques dynamiseraient aussi une ville ». Et si, lors du développement des anciens sites industriels, on créait de l’espace pour des entreprises de transformation alimentaire, par exemple, cela pourrait tout à fait diversifier l’économie de ce canton à dominante pharmaceutique et créer des emplois et des chaînes de création de valeur entièrement nouveaux. Dans ce domaine, le canton est en effet relativement entreprenant. Par exemple, Bâle porte la marque régionale « Genuss aus Stadt und Land » (GSL), qui assure la commercialisation des produits de nombreux producteurs de denrées alimentaires, d’entreprises de transformation et de commercialisation de Bâle, de Bâle-Campagne et du Fricktal, et vise à sensibiliser les consommateurs aux avantages des produits régionaux, à savoir des produits écologiques et frais, des trajets de transport courts, des prix équitables pour les producteurs et les consommateurs. GSL fait partie des « projets de développement régional » (PRE en allemand), soutenus par le canton à hauteur de 16 millions de francs. En ville, la boucherie Salsitsch, la boulangerie culte (Kultbäckerei) et la maison du lait (Milchhüsli) ainsi que le réseau alimentaire « Feld zu Tisch » en font actuellement partie. Sans compter différents stands de marché et des marchés spéciaux. S’y ajoutent différentes formes de commercialisation directe, le réseautage, le travail de presse et des manifestations publiques d’information sur le sujet. Une brasserie est également prévue comme entreprise de transformation dans la ville.
L’association Plankton pratique l’agriculture urbaine sur 30 ares de terrain urbain, également avec le soutien des pouvoirs publics. Cette année, Plankton a pu récolter trois fois plus de légumes et de fruits que prévu. Le potentiel de Plankton ne permet certes d’approvisionner que 80 ménages au maximum dans la ville. Mais avec 100 foyers, Plankton serait déjà autosuffisant. Et selon une étude allemande, une grande ville européenne moyenne pourrait cultiver elle-même 60 à 80 pour cent de ses légumes.
Comme Bâle se trouve à cheval sur deux frontières nationales, il est évident que les producteurs de denrées alimentaires de l’Alsace et du Land sud du Baden, situés à proximité de la frontière et caractérisés par leur ruralité, devraient également être impliqués. Le canton négocie actuellement avec les autorités douanières la création d’une zone franche pour les producteurs régionaux situés à moins de 10 kilomètres de la frontière afin qu’ils puissent eux aussi participer à la vente directe.
En résumé, ce sont de bonnes nouvelles. Ott a également souligné que les projets mettent surtout l’accent sur le positif, le plaisir et la qualité, car l’expérience montre que les discours de renoncement ont en général un effet contre-productif.
La politique alimentaire vue d’en bas
Le « Ernährungsforum Basel » (forum de l’alimentation) s’est ensuite présenté, montrant de manière exemplaire comment on peut mener avec succès une politique alimentaire urbaine depuis la base. Bien que le groupe noyau du forum, créé en 2018 et organisé entre-temps en association, ne soit composé que de six à dix personnes, son impact est déjà énorme. Dès 2020, il a organisé ses premiers événements locaux. Entre-temps, l’association a tenu des dizaines de forums de quartier et de podiums publics avec plusieurs centaines de participants. Christoph Schön, membre du conseil d’administration de l’association, a expliqué que le forum s’était donné pour mission de mettre en réseau tous les acteurs de la scène alimentaire régionale. Il s’agit d’initiatives individuelles de la société civile, de l’administration et de l’économie (rurale), de la gastronomie ainsi que des consommateurs. Entre-temps, des représentants de Foodways, LOKAL, Markthalle Basel, Slow Food Basel, Stadt-Land-Guss et Urban Agriculture Basel se sont engagés en collaboration avec le forum de l’alimentation, et de nouveaux s’y ajoutent constamment.
De combien de terre l’être humain a-t-il besoin ?
Enfin, Bastian Frich, du bureau d’Urban Agriculture Basel et président de Weltacker Schweiz, a fait un exposé (Agrarinfo a publié des informations détaillées sur ces deux sujets). À lui seul, Urban Agriculture Basel soutient plus d’une centaine de petits et grands projets sur le thème de la ville, de l’agriculture et de l’alimentation. Le projet Weltacker en fait partie. Si la terre et les revenus étaient répartis équitablement entre les êtres humains, il resterait 2000 m2 de champs par habitant. Sur ces 2000 m² de chaque champ mondial, on apprend comment répartir cette surface, la protéger de la destruction continue, la multiplier et l’utiliser de manière optimale.
Après tant d’informations, le public n’avait plus envie de discuter. Mais l’ambiance était là. « C’était vraiment intéressant », a déclaré une participante. « Je n’avais aucune idée du nombre de choses positives qui se passent rien qu’à Bâle » – et elle s’est réjouie de la discussion animée autour de l’apéritif préparé par Weltacker, qui a prouvé de manière impressionnante que l’alimentation sociale et écologique et le plaisir des sens ne sont pas du tout contradictoires.
Liens:
- Ernährungsforum – Forum de l’alimentation Bâle
www.efbasel.ch - Urban Agriculture
www.urbanagriculturebasel.ch - Genuss aus Stadt und Land – GLS
www.ausstadtundland.ch - Genusswoche – Semaine du goût
https://www.gout.ch - Weltacker Schweiz
www.2000m2.eu/ch/