L’alimentation est politique, elle n’est pas individuelle mais sociale/collective – Lisa Mazzone
Merci beaucoup de votre accueil. Il y a quelques jours mon fils de 3 ans à table a dit “les gens qui n’ont pas besoin de manger ça n’existe pas!”. J’ai dit: oui tu as raison mon fils, c’est juste, en général on aime manger et on a toujours besoin de manger. C’est ce qui crée probablement ce lien si intime et si personnel à l’alimentation et c’est probablement aussi ce qui crée cette grande illusion de “Je suis totalement maîtresse de mon alimentation. Cela m’appartient totalement. Je décide de A à Z de la manière dont je m’alimente. Je consomme donc je décide.” Et dans le sondage de agrarinfo.ch, on a pu lire que même si les personnes reconnaissent que plusieurs facteurs influencent l’offre alimentaire (les accords politiques, les multinationales, la grande distribution et évidemment les paysannes et les paysans), la plupart d’entre elles pensent qu’au final ce sont elles qui décident de ce qu’elles et ils mangent.
Donc, les accords économiques, l’agrochimie, les géants oranges, et même les productrices et producteurs, les agricultrices et agriculteurs ne joueraient qu’un rôle marginal et c’est ce qui est entré dans les consciences, j’entre dans un magasin les étals sont pleins avec des aliments en grande partie importés, les prix plutôt bas, je décide de ce que je mange en Suisse! Alors évidemment ce n’est qu’une illusion et aujourd’hui c’est le thème de la discussion. On entre dans le ventre de la bête pour voir qui décide vraiment et qui fait le système alimentaire local et mondial, avec quelles règles de domination, de dépendance et on verra qui en retire du pouvoir, qui en retire de l’argent, qui en retire des bénéfices et qui au final, a suffisamment à manger. On tire le bilan de toutes ces années de libéralisme économique, du travail des géants de l’agroalimentaire!
Un bilan qui est au final, si on le regarde aujourd’hui, un bilan sombre, inquiétant. On produit assez de nourriture, mais on a d’énormes problèmes de sous-nutrition. Des centaines de millions de personnes souffrent de la faim dans le monde, en particulier dans les zones rurales où la production a lieu, où les personnes sont engagées dans le travail agricole, mais un bilan aussi de malnutrition. En mangeant, on peut aussi se rendre malade. On pense à la malbouffe et à toutes les dérives que ça représente en termes de santé publique. Et puis, évidemment, on pense aussi au bilan pour l’environnement où l’agriculture industrielle met en péril sa force de travail et son instrument de travail. Alors cette journée est plus utile que jamais mais elle est aussi extrêmement ambitieuse, un peu vertigineuse quand on se plonge non seulement dans les marchés mais aussi dans les liens de pouvoir.
A la question de qui décide, on va éclairer l’envers du décor des mécanismes d’accaparement des terres, d’accaparement des ressources de la production mais aussi regarder avec honnêteté la faiblesse des politiques face aux grands groupes, l’impact de tout cela sur nos ressources naturelles, sur notre environnement, sur nos perspectives d’avenir. Je dois le dire, en préparant cette intervention, on se sent un peu démuni. C’est vertigineux, c’est immense, c’est un système local et mondial et on se demande quel impact on peut avoir dans ces systèmes face à ces pouvoirs.
Selon mon expérience au Parlement, ce thème est trop compliqué. S’il fallait changer quelque chose, il faudrait changer tellement de choses, ce serait la révolution! Ce n’est pas possible, donc on se tient à distance et je pense que la démarche qui est entreprise aujourd’hui, c’est une démarche qui est essentielle, à savoir d’entrer dans le cœur de la bête pour la comprendre et pour retrouver du pouvoir, pour retrouver une possibilité de l’influencer, parce que la politique au final, est aussi une force de décision. L’alimentation n’est pas individuelle, l’alimentation n’est pas juste une question de préférence, l’alimentation est politique! Et donc cette information et cette compréhension des enjeux est un préalable essentiel. Cette journée permet aussi de se plonger dans l’ampleur d’un thème dont la complexité et les ramifications sont énormes.
Je remercie et félicite aussi les organisatrices organisateurs parce qu’il faut du courage pour lancer une telle discussion sur quel est le système économique et politique qui réduit à la misère toute une partie de la main-d’œuvre agricole en particulier dans les pays du Sud, alors qu’ils et elles produisent ces biens essentiels que nous consommons? Qui maîtrise les semences? Quelle démocratie, quelle autodétermination, quelle redistribution, quand les multinationales font main basse sur la production? Et moi, qui suis-je dans ce système, à quoi je contribue ou à quoi je ne contribue pas en Suisse?
On préfère souvent se baigner dans l’illusion des vertes et vastes prairies où chacune et chacun est au fond lui-même paysanne au paysan, en ignorant aussi le délitement de ces activités au rythme de la concentration des exploitations, au rythme aussi de l’automatisation. Il a suffi d’un siècle pour faire fondre la main-d’œuvre en Suisse, la main-d’œuvre agricole et la part de la population active dans l’agriculture. Aujourd’hui on parle de pouvoir et aussi de reprendre le pouvoir sur les marchés et comment faire pour faire advenir une agriculture qui soit rémunératrice, qui soit digne, respectueuse de ses ressources, respectueuses de l’environnement et surtout pour empêcher aussi le dumping environnemental et social, le dumping en matière de droits humains qui met l’agriculture suisse et l’agriculture mondiale sous pression.
Regardons en face les doubles standards qui règnent en la matière et notre rôle en Suisse en tant que place du négoce de matières premières agricoles. Ce que nous avions essayé de faire avec l’initiative Fair Food. A l’époque, les vert-es proposaient que des aliments de qualité soient produits par une agriculture rémunératrice et émancipatrice pour les productrices et producteurs des produits importés. Aujourd’hui nous importons entre autres, des fruits et des légumes cultivés de manière intensive par des ouvriers et ouvrières agricoles exploités dans le sud de l’Europe ou dans les pays du Sud global. Des produits transformés contenant des œufs de poule en batterie ou encore de la viande issue d’animaux élevés dans des usines dans des conditions inacceptables!
Et puis, il y a évidemment les accords économiques et les accords commerciaux internationaux qui mettent notre production locale sous haute pression. La proposition de cette initiative Fair Food c’était d’instaurer des règles du jeu loyales, des règles du jeu cohérentes, pour encadrer les importations de produits alimentaires, pour fixer des exigences minimales en matière sociale, environnementale, incluant évidemment le respect des droits humains pour l’ensemble de l’offre. Avec l’objectif d’améliorer la situation dans les pays de production aussi au sud. D’affirmer clairement qu’on n’est pas d’accord de voir sur nos étals des produits qui ne respectent pas ces minima. S’’il y a des pratiques qu’on juge inacceptables en Suisse, il y a pas de raison qu’on les juge plus acceptables à l’étranger et n’y a pas de raison qu’on les cautionne simplement parce que tout ça se déroule loin de nos regards et si les Suisses ont par exemple exclu de leur territoire la détention en masse d’animaux dans des usines, qui n’ont plus rien à voir avec des fermes, c’est parce que fondamentalement, ils sont défavorables à ces pratiques et du coup la cohérence implique que l’on y soit défavorable indépendamment de l’endroit où ça a lieu.
Et cela concernait donc également le commerce et les échanges. Malheureusement cette initiative n’a pas été couronnée de succès, même au niveau du Parlement. Ce qui montre aussi la difficulté d’amener cette cohérence même avec les représentant.es du monde agricole. On peut notamment citer la pratique qui consiste à produire ici des pesticides interdits en Suisse, pour des raisons de toxicité liées à l’impact sur la santé ou l’environnement, qui sont exportés à l’étranger en argumentant que de toute façon, les pays qui importent ces pesticides peuvent très bien décider eux-mêmes s’ils souhaitent ou non les interdire! Une affirmation qui ne prend pas en compte tous les jeux de pouvoir qui jouent un rôle dans l’importation de ces produits. Suite à un grand travail parlementaire, on avait réussi à amener un tout petit changement en interdisant 5 produits pour l’exportation, mais le problème reste criant et entier ! Cette question des doubles standards en Suisse doit être adressée de façon urgente!
Nous n’avons pas eu le succès escompté avec l’initiative Fair Food sauf en Suisse romande où il y a eu une grande acceptation de l’initiative, ce qui démontre que oui, la politique peut faire la différence! On peut changer les choses! C’est là l’expérience qu’on a faite avec le référendum sur l’accord de libre-échange avec l’Indonésie où de façon honnêtement assez inattendue, 48,4% de NON contre cet accord, alors que le Parlement le soutenait bien au-delà des rangs de de la droite libérale. Il y a eu un véritable soulèvement de la société civile et d’autres représentantes et représentants des agricultrices et agriculteurs en Suisse qui a permis de pointer les dysfonctionnements dans cet accord de libre-échange et surtout toutes les promesses qu’il ne tiendrait pas! Et on retombe sur cette question des doubles standards!
Comment garantir que des produits qui bénéficient d’un soutien à l’importation respectent des normes qu’on fixe (ou que l’on prétend vouloir respecter), notamment en ce qui concerne la déforestation? Comment garantir que sur place la pression commerciale et/ou la corruption ne mènent pas à plus de monoculture et ne plonge les populations locales dans la précarité? Malgré le soutien de l’Union Suisse des Paysans à cet accord de libre-échange, quasiment la moitié de la population avait refusé cet accord. Cela démontre que nous avons une marge de manœuvre et que si la société civile s’organise, elle peut aussi faire la différence! Et aussi porter la discussion sur ce qui arrive dans nos étals et dans quelles conditions.
D’autres accords de libre échange sont actuellement en cours de négociation: l’accord de libre-échange avec l’Inde qui est déjà sous toit, mais évidemment l’accord de libre-échange avec la Chine qui est quand même la preuve par excellence que cette idée du changement par le commerce qu’on nous promettait il y a il y a 15 ans, à savoir d’améliorer la situation sur place (plus de démocratie), n’a pas été réalisée! On peut au contraire tirer un bilan extrêmement négatif: concentration accrue du pouvoir en Chine, la répression toujours plus violente, mais aussi les conditions en termes de travail forcé des populations et notamment des Ouïghours. Un autre accord qui va concerner en particulier les questions agricoles, c’est l’accord Mercosur. Dans cette perspective, il est plus indispensable que jamais d’en parler mais aussi de nous organiser parce qu’on peut faire la différence dans le cadre d’un référendum et on peut aussi faire échouer des projets qui ne respectent pas les standards qu’on s’est imposés.
Au niveau global, il existe une feuille de route globale, c’est la Déclaration des Nations Unies sur les Droits des paysan.nes et des autres personnes travaillant dans les zones rurales (UNDROP). Pour une fois, la Suisse s’est montrée positive et a participé non seulement à l’élaboration mais aussi soutenu ce projet. Il s’agit maintenant de la mettre en œuvre et je pense que là aussi on a un peu le vertige parce que le travail est énorme mais je pense que c’est important de connaître ce texte et important de connaître les différentes dispositions qu’il contient pour demander à la Suisse qu’elle applique ce texte.
Aujourd’hui on parle de pouvoir et comme souvent on se sent démuni face à ces grands groupes et ces grands déplacements de plaques tectoniques au niveau mondial, ça fait du bien, pour retrouver le pouvoir, de retourner au niveau local. Les intervenant.es mettront en lumière la nécessité d’amener le thème de l’alimentation au niveau local, aux niveaux des communes et des collectivités locales. Une commune peut faire la différence si dès le départ elle planifie la filière agricole, si dès le départ aussi, elle agit en tant que commune qui sert des repas dans les cuisines scolaires, dans des homes pour personnes âgées, dans des crèches. C’est l’expérience que tente la ville de Meyrin dans le canton de Genève avec le quartier des vergers et c’est l’expérience qu’on aimerait aussi élargir à Genève avec la votation sur le droit à l’alimentation qui est maintenant inscrit dans la constitution genevoise et qui devrait poser la base d’une mise en œuvre d’un droit à l’alimentation, une alimentation locale, régénératrice et respectueuse de l’environnement.
Au niveau local, on peut créer et devenir le marché et du coup avoir aussi un énorme impact sur ce qu’on mange et sur notre alimentation au niveau des communes en planifiant justement ces filières alimentaires dès la conception d’un quartier en les introduisant dans des quartiers existants et c’est pour ça que malgré l’ampleur de la tâche, malgré l’ampleur de la thématique on peut rester optimiste et on peut être convaincu que ensemble dans le collectif en se réunissant et en s’en organisant on peut faire une différence dans le système alimentaire local et mondial. Je vous souhaite une excellente journée et de bons débats.