Mon alimentation, notre agriculture et le climat
Retour sur la conférence lors de la Journée mondiale de l’alimentation
Introduction
L’été 2023 était le plus chaud jamais enregistré.
L’agriculture est doublement touchée. D’une part en tant que contributeur clé – dans le monde quelque 70 % de l’eau douce consommée est utilisée pour la production agricole et plus d’un tiers de l’ensemble des émissions de gaz à effet de serre d’origine humaine provient des systèmes agroalimentaires, et d’autre part en tant que « victime » par des vagues de chaleur extrêmes et longues, des périodes de sécheresse, des inondations qui détruisent des surfaces énormes dans un temps minimal (comme au Rwanda le 2 et 3 mai, en Grèce début septembre, et en Afrique du Sud deux semaines plus tard…). Ces phénomènes météorologiques extrêmes entraînent une diminution de la production agricole vivrière ainsi qu’à l’export, des augmentations de prix de la nourriture et de la faim dans le monde, et coûtent des vies.
Nous sommes à mi-chemin pour les 17 objectifs durables. Et l’ONU semble dire qu’il est encore possible de les atteindre. Mais, pour donner accès à une nourriture saine, nutritive et suffisante à touxtes tout en ralentissant le changement climatique, « des mesures doivent être prises simultanément pour déstabiliser, démanteler et éliminer progressivement les pratiques non durables. »
Les objectifs
Si nous voulons atteindre les Objectifs de développement durable, le démantèlement du système non durable est le premier pas. Suite à cela, il faudra installer un système durable! En Suisse nous avons, pour atteindre cela, le « Guide des principaux leviers et axes politiques pour établir un système alimentaire durable » du comité scientifique Avenir Alimentaire Suisse, paru en février 2023, et, depuis début septembre, nous avons une nouvelle « Stratégie Climat pour l’agriculture et l’alimentation 2050». Dans cette stratégie, la Suisse nomme 3 objectifs pour parvenir à des systèmes alimentaires durables d’ici 2050:
→ L’agriculture assure une production adaptée au climat et aux conditions locales tout en ayant un taux d’autosuffisance d’au moins 50 %.
→ La population se nourrit de manière saine et équilibrée. Elle réduit ainsi de deux tiers l’empreinte gaz à effet de serre de l’alimentation par personne par rapport à 2020.
→ Les émissions de gaz à effet de serre provenant de la production agricole nationale sont diminuées d’au moins 40 % par rapport à 1990.
Un énorme défi pour l’administration dans la Berne fédérale et en dehors.
« Faire du profit sur le dos d’autres personnes ne rime pas avec durabilité. »
Nos thèses
Chez agrarinfo.ch, nous avons trois thèses pour atteindre les objectifs de développement durables (ODD) globaux et la nouvelle stratégie climatique suisse 2050:
1. Il n’y a pas de compétition entre l’objectif climat et l’objectif « Faim Zéro».
2. Une agriculture paysanne et de proximité est la plus résiliente aux défis climatiques.
3. Il nous faut un changement de système. Il nous faut un changement de culture.
1. Il n’y a pas de compétition entre l’accord de Paris sur le climat et l’objectif de développement durable numéro 2, « Faim Zéro». Mais il y a un conflit d’intérêt dans leur mise en œuvre.
- La déclaration des droits humains ne peut pas être ignorée. Je rappelle le premier préambule de cette déclaration vieille de 75 ans : « La reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde. »
Et je rappelle UNDROP, la déclaration des Nations Unies sur les droits des paysan-ne-s et autres personnes travaillant dans les zones rurales, qui vise un système alimentaire durable, résilient et social. Pour favoriser sa mise en œuvre, le Conseil des droits de l’homme des Nations unies vient d’adopter une résolution ouvrant la voie à la formation d’un groupe de travail. - Faire du profit sur le dos d’autres personnes ne rime pas avec durabilité. Il faut en finir avec le Landgrabbing, la nourriture ultra transformée, la production dans des pays à coûts monétaires bas, l’envoi de nos déchets au Sud global et les fausses solutions pour vendre des nouvelles technologies prétendant être des “innovations” durables.
2. Une agriculture paysanne et de proximité est la plus résiliente aux défis climatiques
- L’agroécologie n’a rien de nouveau à part son nom. Le terme a été utilisé pour la première fois vers la fin du siècle dernier dans un Cuba sous blocus et donc dans l’impossibilité d’importer des intrants. Pendant cette période difficile, une série de mesures pour maintenir la production agricole en l’absence de produits chimiques et de pièces de machines importés a été promue et mise en œuvre. Des pratiques agricoles traditionnelles avec de faibles niveaux d’intrants externes ont été rétablies, ainsi que l’utilisation de méthodes écologiques développées par des chercheurs cubains. Depuis lors, le terme agroécologie couvre à la fois les techniques et aussi la politique paysanne. Nous sommes très contents qu’il y ait ce mouvement rassembleur d’acteurs très divers œuvrant sous ce titre pour le même but: le bien-être de la communauté.
- L’agriculture industrielle et mondialisée n’est pas durable.
La durabilité a 3 piliers, l’économie, l’écologie et le social. L’industrie agroalimentaire mondialisée est basée sur l’exploitation voire la surexploitation de ces trois facteurs.
3. Il nous faut un changement de système.
Reprenons les objectifs de la stratégie climatique 2050:
- Une production adaptée au climat et aux conditions locales =
– Non gaspillage des ressources,
– Non pollution de l’eau et des sols,
– Une vie digne pour les acteurs du secteur. - La population se nourrit de manière saine et équilibrée =
– Droit à une nourriture saine, fraîche et peu transformée garantie pour touxtes.
– Connaissance des besoins nutritionnels et des techniques de préparation de mets sains et équilibrés (lire aussi cf. article Les Villes du Goût: tremplin à l’éducation à la nutrition )
– Une restauration collective qui sert d’exemple et de vecteur de communication. - Les émissions de gaz à effet de serre de l’alimentation doivent diminuer =
– Plus de sobriété et donc de flexibilité des consommateurs. Fini le gaspillage, “les fraises à Noël” et les fausses solutions technologiques. Le producteur s’adapte au climat et nous les consommateurs nous devons nous adapter à ce qui vient du producteur et non l‘inverse.
– Plus de biodiversité grâce à une agriculture respectueuse des écosystèmes naturels.
Il nous faut décarboner l’économie mais, même si elle est totalement décarbonée et que nous arrivons à une décroissance, cela ne résout pas les problèmes des sols toxiques, de la perte de biodiversité, etc. Pour réparer les problèmes accumulés, tout en produisant de la nourriture, il faut une agriculture durable. Économiquement, écologiquement, et socialement. Bref: Il nous faut un changement de culture.
Si on prend en compte tous les changements que nous devons faire pour atteindre les objectifs durables 2030 et les objectifs climatiques 2050 et ce que cela implique, nous devons nous-même aussi changer. Et l’agroécologie représente une solution viable et durable, car comme on le dit: agroecologyworks!
« Il faut du courage politique »
L’Afrique: un modèle à copier!
Lors de la Journée mondiale de l’Alimentation 2023, nous étions en duplex avec quatre intervenant.es de l’Afrique, ce continent, où le changement climatique est x fois plus fort que chez nous. Ils n’ont plus d’autre choix que de réagir vite et concrètement pour s’adapter au changement climatique qui les touche de plein fouet et est devenu une problématique existentielle. Nous ne pouvons qu’apprendre d’eux:
Osons faire comme la caravane ouest-africaine « Droit à la Terre, à l’Eau et à l’Agroécologie ‘Paysanne : une lutte commune ! ↵» ou encore le Food Policy Forum for Change↵ de Biovision : deux initiatives courageuses visant à informer et éduquer les populations et les gouvernements sur les enjeux importants.
Osons copier le projet Crops4hd ↵ que SWISSAID entrepris au Tchad en partenariat avec le FIBL et revenons sur des cultures qui ont été un peu oubliées mais qui seraient parfaitement adaptées à notre climat actuel et futur! Pour le bien-être de la planète et de nous-mêmes, il serait en effet recommandé de cultiver et de manger plus de millet, d’avoine, de lentilles, de sarrasin dans nos régions.
Olivier Ngardouel l’a bien résumé : Développer et renforcer la résilience contre les effets de changements climatiques, c’est passer par le renforcement des capacités techniques et organisationnelles des Petits Producteurs Agricoles.
La Suisse: une nation à secouer!
L’agriculture paysanne de proximité est aussi la seule à pouvoir défendre l’alimentation démocratique. Mais pour la soutenir, il faut du courage politique.
Ce qui nous manque, ici en Suisse, c’est une voix commune coalisée comme contre-force à l’industrie alimentaire et aux lobbies pour débloquer la transition. Les consommateurs et producteurs peuvent toutefois s’allier, comme cela se fait par exemple au MAPC, le Mouvement pour une Agriculture Paysanne et Citoyenne ↵, et aller de l’avant sans attendre les autorités politiques. Néanmoins “la Berne fédérale” peut et doit poser le cadre pour rendre l’agriculture durable et des projets pionniers viables. Et c’est tout à fait légitime d’utiliser la préoccupation climatique pour passer le message de l’ « agriculture paysanne » et aller de l’avant.
Il est évident qu’il faut redonner leurs justes places aux paysan-nes pour qu’ils et elles puissent produire de la nourriture saine et en vivre dignement. Nous avons touxtes droit à une vie digne, et au respect de nos droits comme humains. “Des Prix Équitables, Maintenant!”: la campagne d’Uniterre et ses alliés est primordiale, les paysan-nes se font rouler dans la farine. Et pourtant ce printemps encore, le Conseil fédéral a écrit n’avoir «ni l’intention ni les moyens légaux d’intervenir dans la formation des prix» dans sa réponse à l’interpellation d’Isabelle Pasquier-Eichenberger, « Manger durable à un prix abordable, est-ce envisageable ?↵». Comment le Conseil Fédéral peut-il alors parallèlement annoncer que d’ici 2050, les prix que nous payons au magasin doivent inclure les coûts réels? Comment va-t-il s’y prendre?
Les producteurs ne reçoivent pas assez pour leur production, beaucoup de consommateurs ne peuvent pas payer des prix justes et il ne semble pas encore y avoir de moyens légaux pour corriger le tir. Alors pour assurer aux productrices et producteurs des prix équitables et à la population entière accès à une nourriture locale, de saison, et saine, la conclusion de nos thèses élaborées plus tôt est qu’il faut un changement de culture …
Comme premier pas vers cet objectif, le « global sustainable development report 2023 » demandait de « déstabiliser, démanteler et éliminer progressivement les pratiques non durables ». Alors, allons-y, cassons le business avec la surproduction, réduisons le gaspillage, soutenons les circuits courts qu’offre l’agriculture paysanne de proximité et donnons la possibilité à touxtes, en précarité ou non, de pouvoir consommer de la nourriture adéquate et saine. Ce ne sera rien de plus que de permettre à touxtes de réaliser leur droit à une alimentation adéquate. Et un projet en cours pour y arriver s’appelle l’« Assurance Sociale Alimentaire ». En Suisse, ce serait la 4ème assurance sociale et elle permettrait de soutenir les producteurs pour qu’ils puissent vivre dignement de leur production – pourvu qu’elle corresponde aux critères de qualité exigés par l’ASA – et aux consommateurs et consommatrices de régulièrement manger des produits frais, de proximité et de bonne qualité.
Oui, c’est encore au stade du rêve. Mais quelques projets existent déjà en France et Belgique surtout, et nous sommes ravies qu’en Suisse, cela bouge aussi. Si le sujet vous intéresse, réservez déjà la date du 22 janvier 24 pour un workshop à Bâle, continuez à vous informer sur agrarinfo.ch et n’hésitez pas à nous contacter!
Conclusions
Les trois thèses posées au départ sont confirmées:
– Il n’y a pas de compétition entre l’objectif climat et l’objectif « Faim Zéro»,
– Une agriculture paysanne et de proximité est la plus résiliente aux défis climatiques,
– Il nous faut un changement de système, il nous faut un changement de culture.
Il n’y a pas de compétition entre l’objectif climat et l’objectif « Faim Zéro». Nous refusons de choisir entre «réduire les Gaz à Effet de Serre» et « atteindre le ODD 2 », dans lequel on utilise la précarité alimentaire pour ramollir les exigences climatiques (e.g. de l’engrais chimique pour assurer une production suffisante). C’est une mauvaise excuse. Le rapport de développement durable 2023 cité plus tôt explique bien: « La transformation se heurte souvent à la résistance de ceux dont les intérêts économiques et les modes de vie sont liés aux systèmes supprimés et au maintien du statu quo. »
Selon Biovision, on produit du fourrage sur 40% de la surface agricole « utile » globale et 10% des céréales sont cultivés pour faire du biogaz. Quel sens donner à ces chiffres au regard des défis climatiques et de la faim dans le monde?! Il faut enfin commencer à raisonner à long terme et de manière globale. En visant une solidarité internationale, l’agriculture paysanne et de proximité apparaît comme la plus résiliente aux défis climatiques, la plus respectueuse d’une alimentation saine et la plus à même de réduire la faim dans le monde.
Pour cela, nous l’avons compris, nous devons changer notre mode de vie et notre culture ; s’adapter ne suffit plus. En consommant avec sobriété, avec plaisir et dans la joie, mais aussi de manière responsable (ODD 12), nous influençons automatiquement notre propre santé physique et mentale (ODD 3), le réchauffement de la planète (ODD 13), mais aussi la pauvreté globale (ODD 1) et la faim (ODD 2).
En d’autres termes, nous pouvons assainir notre mode de vie et nos systèmes alimentaires sans réduire notre qualité de vie, et même en contribuant à améliorer la qualité de vie dans le Sud Global. Alors oserons-nous voir le luxe dans la sobriété ?
Sources:
Global Sustainable Development Report 2023, Key messages →
Stratégie Climat pour l’agriculture et l’alimentation 2050 →
La caravane ouest africaine pour le Droit à la Terre, à l’Eau et à l’Agroécologie paysanne →
Food Policy Forum for Change →
Crops4hd →
Manger durable à un prix abordable, est-ce envisageable ? Interpellation de la CN Isabelle Pasquier-Eichenberger →
MAPC, le Mouvement pour une Agriculture Paysanne et Citoyenne →