Moratoire sur le génie génétique
Une interview d’Eva Gelinsky de mai 2021 nous aide à mieux comprendre, avec des exemples concrets, les risques et les conséquences de l’utilisation du génie génétique sur les semences, à faire le point sur les anciennes et les nouvelles méthodes de génie génétique et surtout à faire le lien essentiel entre génie génétique et brevets dans l’industrie agrochimique.
Traduit de la version originale en allemand https://www.semnar.ch/pdfs/bioaktuell_521_gelinsky.pdf
Docteure en sciences agricoles, Eva Gelinsky est active depuis plus de 15 ans dans le domaine de la biotechnologie et des techniques génétiques, le droit des brevets et les semences. En tant que scientifique indépendante, elle effectue des recherches sur le génie génétique en Suisse et dans l’UE, entre autres pour l’Office fédéral de l’environnement OFEV et Bio Suisse. Qu’attend-elle de quatre nouvelles années de moratoire sur le génie génétique?
Table des matières
Le Conseil fédéral propose de prolonger de quatre ans le moratoire sur la dissémination d’organismes génétiquement modifiés dans la législation suisse. Est-ce rassurant ou est-ce le calme avant la tempête ?
Eva Gelinsky : Dans sa proposition, le Conseil fédéral écrit explicitement qu’il souhaite, pendant ces quatre années, observer l’évolution de la situation dans l’UE. Dans une étude publiée récemment par la Commission européenne, on voit clairement la volonté d’exclure de la loi certains domaines du nouveau génie génétique. Maintenant, comme c’est déjà le cas au sein de l’UE, la future législation sur le génie génétique fera l’objet d’un débat animé chez nous. Si l’UE prévoit des exceptions, la Suisse suivra probablement. En ce sens, ces quatre années ne sont pas rassurantes.
Quelle est la différence entre les nouvelles et les anciennes techniques en matière de génie génétique?
Les anciens procédés de génie génétique sont, de par le type de matériel génétique utilisé, non seulement assez drastiques, mais aussi très peu précis. On tire ainsi des billes de tungstène avec le nouvel ADN sur la cellule, c’est-à-dire avec la propriété que l’on souhaite introduire, celle-ci s’intègre alors quelque part de manière très aléatoire – si elle y arrive. Il faut donc beaucoup de temps pour obtenir l’effet souhaité. Selon la théorie, les nouvelles techniques de génie génétique peuvent au moins cibler certains endroits du génome. Là où l’on sépare par exemple le double brin d’ADN, avec l’aide de ciseaux génétiques Crispr/Cas. La cellule tente alors de réparer ce dommage massif et des erreurs se produisent, ce qui est naturellement souhaité. Ainsi certaines fonctions génétiques sont désactivées et on assiste à un « knock-out » (= K.-O.).
À quoi sert un tel knock-out ?
Il permet par exemple de supprimer certains processus d’oxydation, une pomme de terre ainsi modifiée ne brunit plus après avoir été coupée. Chez les porcs, l’inactivation de gènes qui limitent la croissance musculaire donne naissance à des « doubles muscles », soit des porcs » doublement musclés « . La croissance musculaire incontrôlée sert à augmenter encore davantage les rendements.
La Cour de justice européenne a ordonné dans un jugement de 2018, que les nouvelles méthodes de génie génétique relèvent également de la loi sur le génie génétique. Avec quelle argumentation ?
La décision souligne l’absence d' »history of safe use ». Les publications décisives sur Crispr/Cas ont été publiées en 2012. Il s’agit d’un procédé très récent. Nous avons trop peu d’expérience, trop peu de données et donc pas de données historiques, qui nous permettraient de démontrer que le procédé et ses produits sont sûrs. C’est à cela que sert l’obligation d’autorisation normalement prévue par la législation. La loi d’autorisation de mise sur le marché exige des données qui permettent d’évaluer le risque.
Il s’agit donc du principe de précaution ?
Oui. Justement, des applications comme les « gene drives », c’est-à-dire un procédé de transmission accélérée d’une propriété, montrent que le principe de précaution est impératif. C’est avec cette méthode que l’on tente par exemple d’éradiquer les moustiques qui transmettent la malaria. On crée alors des organismes qui ne sont pas « seulement » une saison dans les champs. Une fois libérés, ils sont définitivement irrécupérables et pourraient modifier des écosystèmes entiers. On ne sait même pas comment procéder à une évaluation raisonnable des risques. On travaille aussi sur les virus, les bactéries, les micro-organismes. Partout les nouvelles méthodes de génie génétique sont utilisées.
Les partisans veulent exclure les nouvelles méthodes de la loi car, contrairement à l’ancien procédé, elles n’introduisent pas un ADN étranger dans l’organisme.
Si. Il existe aussi des variantes de procédés qui permettent d’introduire de l’ADN « étranger ». Et même si le produit final ne contient effectivement pas d’ADN étranger, il faut toujours d’abord introduire ce ciseau génétique dans la cellule. Pour cela, on utilise soit le canon à gènes de l’ancien génie génétique, soit l’agro bactérie comme une sorte de bac à gènes. Il peut arriver que des parties des ciseaux génétiques s’intègrent involontairement dans l’ADN. Comme en 2015 et 2016, lorsque des bovins ont été ainsi génétiquement modifiés afin que leurs cornes ne poussent plus.
Les partisans argumentent en plus que les mutations dues à la « réparation cellulaire » se produisent en quelque sorte « naturellement ».
Le procédé de génie génétique peut déclencher involontairement d’autres mutations qui ne se produiraient pas ainsi dans la nature. Les plantes sont des organismes à la structure complexe. Si j’interviens à un endroit du système, cela a des répercussions à d’autres niveaux, ce dont je ne me rends peut-être même pas compte tout de suite car je ne comprends le mécanisme que de manière partielle. Le raisonnement ne tient pas compte de la méthode et en déduit qu’il n’y a plus du tout besoin d’une réglementation légale basée sur les procédés, mais seulement sur les produits. Nous ne devrions ainsi nous intéresser plus qu’au produit final et à ses caractéristiques. Mais attention, c’est bien le processus qui est déterminant pour reconnaître les risques qui peuvent y être liés.
« Le procédé de génie génétique peut déclencher involontairement d’autres mutations qui ne se produiraient pas ainsi dans la nature. »
Quelles seraient les conséquences si les nouvelles méthodes de génie génétique étaient exclues de la loi ?
Les produits qui en résultent n’auraient plus besoin d’une procédure d’autorisation selon la législation sur le génie génétique. Il n’y aurait plus d’évaluation des risques ni de surveillance. Il ne serait pas possible de retracer les produits en cas de problème. Ce serait un laissez-passer pour ces produits, qui seraient tout simplement considérés comme sûrs. Une pure supposition. Car on ne sait pas ce qui se passe réellement dans les plantes.
L’obligation de déclaration serait également supprimée. Ainsi, même l’agriculture biologique ne pourrait pas rester sans OGM.
C‘est vrai. Mais il existe aussi en Europe un secteur grandissant de l’agriculture conventionnelle qui veut produire sans OGM. Celui-ci aussi ne serait plus transparent. Ni pour les cultivateurs et les agriculteurs, ni pour les transformateurs, et encore moins pour les consommateurs, bien sûr. La liberté de choix disparaîtrait. Sauf si l’on crée au préalable ses propres chaînes d’approvisionnement, ses propres systèmes de sécurité. Ce qui impliquerait bien sûr des coûts plus élevés et rendrait une production sans OGM beaucoup plus difficile pour l’agriculture et l’industrie alimentaire.
Il y a aussi des représentants de l’agriculture biologique qui misent sur le nouveau génie génétique. Ils en auraient besoin pour cultiver plus rapidement des variétés résistantes aux maladies et tolérantes au climat.
Je ne comprends pas cette argumentation. Elle s’appuie sur les promesses de ceux qui font breveter et utilisent ces procédés, comme les grands groupes Bayer ou Corteva. Ils promettent beaucoup. Et il y a aussi urgence à cause du changement climatique en marche, il faut trouver des solutions rapidement. Mes recherches pour l’Office fédéral de l’environnement (OFEV) ont pourtant montré qu’actuellement, il n’y a rien dans le pipeline de ces groupes agroalimentaires à ce sujet. Les nouvelles méthodes ne permettent pas de développer rapidement des plantes tolérantes au climat ou aux maladies. La tolérance à la sécheresse, par exemple, est une propriété très complexe qui ne peut être obtenue par la modification de quelques gènes. La résistance aux maladies est généralement une solution à court terme. On utilise souvent ce qu’on appelle des résistances monogéniques, que les organismes nuisibles percent rapidement.
L’ancien génie génétique avait déjà promis d’éradiquer la faim, de vaincre le manque d’eau et d’économiser les produits phytosanitaires. Cela ne s’est pas produit …
… au contraire. La consommation de pesticides a augmenté. Il s’agit de la question systémique de savoir comment l’agriculture doit évoluer dans son ensemble. Ce qui est décisif, c’est la combinaison des différents facteurs, l’interaction entre le sol et les plantes, les chances que l’on donne aux organismes utiles pour exterminer les parasites. En effet, la biodiversité dans les champs est un frein automatique à la propagation de maladies. De nombreuses expériences ont été menées à ce sujet dans l’agriculture biologique.
Quel est le lien entre le génie génétique et les pesticides ?
Avec le développement de l’ancien génie génétique, la politique a accordé aux entreprises le droit de déposer des brevets. Avant cela, les brevets n’étaient pas autorisés dans le domaine des plantes. Le génie génétique a été la porte d’entrée, permettant de rendre les plantes relativement résistantes aux herbicides. Les multinationales de l’agroalimentaire ont naturellement remarqué que si elles vendaient à la fois les semences et les pesticides brevetés qui vont avec, elles vendaient double: une véritable machine à sous. C’est ce qu’elles font encore aujourd’hui. Elles développent en permanence de nouvelles semences résistantes contre les substances actives des pesticides, lorsque les autres ne sont plus efficaces contre les mauvaises herbes. Le commerce est ainsi encore plus lucratif. Et les semences sont de plus en plus chères, sous prétexte qu’elles contiennent désormais plusieurs types de résistants. C’est pourquoi les nouvelles techniques génétiques traitent aussi du sujet des résistants aux herbicides.
Comment profiter d’un moratoire prolongé sur les OGM ?
Pour rassembler les forces de ceux qui veulent maintenir la loi sur le génie génétique en l’état actuel. Et nous devons nous poser la question: de quelle agriculture aurons-nous besoin à l’avenir, compte tenu de tous les enjeux actuels? Cela devrait d’abord déboucher sur une discussion sur le type de production et ensuite sur les technologies. Mais pour l’instant, on met la charrue avant les bœufs. On commence par les prétendues opportunités des technologies. Et ce n’est pas possible de les utiliser pour soumettre les plantes et les animaux à un système qui ne fait pas de sens. Les discussions autour des deux initiatives agricoles, qui seront votées en juin 2021, montrent bien qu’il faut corriger le tir.
Liens utiles
Pour en savoir plus sur l’actualité des brevets sur le marché des semences agricoles
https://www.no-patents-on-seeds.org/index.php?option=com_content&task=view&id=45&Itemid=32
Pour en savoir plus sur les OGM, avec quelques exemples clés
https://www.testbiotech.org/gentechnik-grenzen –
Les OGM: quels produits et qui en profite ?
https://www.global2000.at/sites/global/files/Neue_Gentechnik-Produkte_und_Profiteure.pdf
Un dossier sur les méthodes de cultures actuelles et les perspectives du biologique, datant de 2012
https://www.fibl.org/de/shop/1200-pflanzenzuechtung