Que se passe-t-il avec notre agriculture ?
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Cet article est le résumé d’une conférence de Prof. Hans Christoph Binswanger. Cliquez ici ↵ pour lire le texte complet en allemand.
Les marchés des biens industriels et agricoles ont en commun le fait qu’ils sont tous les deux basés sur un échange de marchandises, vendues sur un marché mondial et génératrices de revenus. Dans les deux cas la concurrence est de mise et elle ne fait que croître. Déjà en 2004, le marché mondial des produits agricoles primaires initiaux représentait 20% du commerce mondial. Les deux secteurs nécessitent des compétences propres à l’entreprise, le paysan d’aujourd’hui n’est plus un simple cultivateur travaillant la terre comme ses ancêtres ou suivant les directives de l’État, il est devenu un véritable entrepreneur. Mais il y a des différences majeures entre la production de biens manufacturés et la production agricole, tout d’abord parce que l’agriculture ne peut pas bénéficier des mêmes processus de croissance que celle des biens industriels et encore moins de celle des biens de services.
Les différences majeures entre l’industrie et l’agriculture d’un point de vue économique
Si l’on considère la concurrence, la marge entre le prix de vente et le coût est dans l’agriculture beaucoup plus petite que dans l’industrie. Ceci s’explique parce que les biens alimentaires sont très comparables et se différencient peu car la qualité est souvent considérée comme étant la même par l’acheteur. C’est alors le prix qui fait la différence. Un agriculteur ne pourra mettre son produit sur le marché que s’il s’aligne sur le prix de la concurrence et il ne pourra augmenter sa part de marché que s’il baisse ses prix. Alors que dans l’industrie, les produits se différencient davantage qualitativement de par leur transformation, ils sont plus hétérogènes et extrêmement variés. Un savon Palmolive est complètement différent d’un savon noir ! Et l’imagination de l’homme est sans fin pour proposer toujours plus de produits à des prix toujours plus élevés pour supplanter la concurrence, dans la mesure où le nouveau produit a un avantage pour le consommateur, même s’il n’est que prétendu.
Ensuite, en ce qui concerne les conditions de production, dans l’agriculture, le sol est à la fois site de l’entreprise et base de la production alors que dans l’industrie il n’est que l’emplacement. La production agricole dépend essentiellement des sols à disposition, et la loi veut que l’augmentation de la récolte ne soit pas proportionnelle au travail supplémentaire fourni. On peut en effet augmenter la production en employant plus de machines et plus de produits chimiques mais cette augmentation est limitée car l’agriculture s’inscrit dans un cycle écologique. Les machines ne peuvent être utilisées que de manière saisonnière, elles varient d’une production à l’autre, ce qui augmente aussi les coûts fixes. Et l’utilisation de pesticides est limitée pour des raisons sanitaires et tout simplement car leur emploi sur les sols ne permet pas une croissance sans fin de la production. Au contraire, l’industrie, elle, peut produire toujours plus sur une surface insignifiante, car les matériaux qui constituent la base de sa production sont amenés de l’extérieur, à partir de ressources extraites sous terre et qui « attendent » d’être exploitées, et celles-ci ne font qu’augmenter. L’extraction se fait alors sans interruption tout comme la production de masse de produits finis. Les machines peuvent ainsi être amorties car la production augmente parallèlement à une baisse des coûts moyens, c’est le principe de l’économie d’échelle. Cette expansion ne semble avoir aucune limite dans la logique de croissance actuelle.
La création de valeur dans l’industrie est systématiquement plus grande que dans l’agriculture : des marges toujours plus importantes et une exploitation sans limite des ressources de base ainsi que des réductions de coûts liées à la production à grande échelle. Ce désavantage de l’agriculture lié à la faible création de valeur varie géographiquement selon la disponibilité des sols. Cet inconvénient sera moindre s’il y a assez de sols qui ne peuvent pratiquement être utilisés que pour l’agriculture et si le rendement agricole est équivalent à sa valeur commerciale. Dans ce cas, il est possible d’augmenter la production à moindre coût en utilisant plus de machines, c’est ce qui se passe aux USA, Canada, Australie et en partie en Amérique du Sud. Au contraire, dans un pays industriel comme la Suisse où le sol vaut de l’or, la faible création de valeur dans l’agriculture est un désavantage majeur à l’exploitation des sols qui profiteront davantage à l’industrie disposant du pouvoir d’achat nécessaire et revendiquant un meilleur rendement, en particulier dans le secteur des services. Une expansion des sols à disposition de l’agriculture est dans ce cas impossible.
Un désavantage compétitif renforcé par la globalisation du marché des denrées agricoles
Le handicap de l’agriculture face à l’industrie est encore davantage marqué du fait que dans les pays producteurs dont les sols sont bon marché, l’agriculture est forcée d’augmenter sa production pour compenser son désavantage concurrentiel par rapport à l’industrie. Et le marché intérieur ne suffit pas, c’est pourquoi l’export mondial de produits agricoles a tant augmenté et ne cesse de croître. Et ceci ne s’explique pas uniquement par l’essor des pays en voie de développement ou l’augmentation de la population mondiale, cela s’explique également par la pression mise dans les pays importateurs sur leur propre production par les pays exportateurs : non seulement en proposant des prix d’achat très bas, mais aussi du fait de subventions à l’exportation permettant de compenser la perte de compétitivité face à l’industrie. C’est pourquoi au final les prix du marché mondial atteignent des tarifs inférieurs aux prix de production dans les pays exportateurs. C’est notamment la raison pour laquelle le cycle de DOHA a échoué car les USA tenaient absolument à conserver leurs subventions à l’export.
Voulons-nous encore sauver l’agriculture suisse ?
Le constat est que sans des mesures de protection comme la loi fédérale sur le droit foncier rural, la délimitation de zones agricoles, les paiements directs, la protection aux frontières par les taxes, l’agriculture en Suisse serait réduite à néant. Aujourd’hui, on peut discuter si les mesures actuelles sont les bonnes et s’il serait juste de reconsidérer le commerce agricole afin de réduire ces mesures de protection. Mais jamais l’agriculture ne pourra tenir debout sans une forme de réglementation. Avant toute chose il faut se poser honnêtement la question de si ces mesures de protection agricole visent à réduire l’agriculture à zéro ou si elles visent à maintenir sur la durée une certaine production. L’agriculture ne peut clairement pas suivre la tendance à l’expansion et à la croissance actuelle, néanmoins, elle reste la base de notre alimentation, indispensable au maintien de notre paysage culturel et de la rurbanisation de nos montagnes. Dans les pays exportateurs, l’exploitation des sols est telle qu’elle soulève des risques majeurs : monocultures, utilisation massive de produits chimiques, élevage intensif, OGM qui ont pour conséquences entre autres l’érosion des sols, l’immunité de certains parasites, la contamination aux métaux lourds et les résidus de pesticides. De plus, l’industrie agro-alimentaire propose de plus en plus de produits qui n’ont pas la même valeur nutritionnelle que les produits frais de l’agriculture. L’homme ne vit certes pas que de pain, mais il vit avant tout d’un pain sain et bon pour sa santé. Et pour cela, il est nécessaire de proposer une production toujours plus proche du consommateur où la production n’est pas sans cesse forcée et où la qualité prévaut sur la quantité.
Pour l’avenir, l’énorme avantage pour l’agriculture en Suisse est sa réserve d’eau. Mais ce sera perceptible uniquement si l’agriculture existe encore! Il ne fait aucun doute qu’abandonner l’agriculture mettrait la Suisse en danger de mort. Et pour la maintenir sur pied il faut s’assurer dès maintenant contre les risques prévisibles. De manière générale, tout miser sur le calcul du PIB c’est jouer à la roulette russe et perdre dans tous les cas. On ne peut pas jouer avec la nature et les limites naturelles de la production de denrées alimentaires sans risquer de tout perdre. La Suisse a assez gagné dans le jeu de la croissance, tout mettre en péril en mettant de côté l’assurance de son existence physique et en pariant sur plus de croissance est complètement fou.
Aujourd’hui, on pense qu’en réduisant de moitié le nombre d’exploitations et en alignant les surfaces à 40 ha, on pourrait maintenir le niveau de revenu des agriculteurs restants tout en limitant les mesures de protection. Et comment 40 ha pourraient-ils suffire sans protection aux frontières, si à l’étranger les exploitations atteignent 1000 ha ou plus ? D’autres améliorations du marché sont envisagées en rendant possible l’augmentation des prix par une augmentation de la qualité et donc de la création de valeur des biens agricoles. Ce qui marche particulièrement bien pour le vin même si ce n’est qu’une niche, ou sur certains fromages bien que la concurrence de France ou de Hollande soit de plus en plus tangible. Les attentes ne doivent donc pas être trop élevées dans ce domaine.
« De manière générale, tout miser sur le calcul du PIB c’est jouer à la roulette russe et perdre dans tous les cas. »
Ce qui fait du sens c’est la mise en avant de l’agriculture biologique qui fonctionne d’ailleurs mieux dans les petites exploitations. Une partie de la population est prête à payer la différence de prix. Mais l’expansion de cette agriculture est aussi limitée autant par l’offre que par la demande et la transition du conventionnel au biologique prend des années. D’autres voies pour augmenter la création de valeur sont les marchés directs et le local, la mise en place du label « Suisse Garantie » est par exemple très utile. Mais toutes ces mesures ne suffisent pas pour compenser le désavantage concurrentiel fondamental de l’agriculture surtout dans un pays importateur comme la Suisse.
On peut avoir des avis divergents sur la question de savoir si l’agriculture doit être maintenue ou réduite à néant. Mais on ne peut pas non plus faire comme si elle pouvait être maintenue uniquement grâce aux changements structurels prévus et à quelques améliorations des conditions commerciales, sans protection supplémentaire. Nous pouvons comparer la situation au mythe du géant Antée. Fils du Dieu de la mer Poséidon et de la Déesse de la terre Gaia, ce lutteur tire ses forces de la terre en la touchant : dès qu’il perd son contact il perd ses forces. Il resta invincible jusqu’à ce qu’Hercule l’envoie dans les airs, loin de sa terre ressourçante. Nous serions exactement comme lui si notre sol n’était plus que béton et que nous nous détachions de notre terre fertile et abandonnions la base de notre alimentation, l’essence de notre vie. Le mythe d’Antée devrait nous servir de mise en garde !