Rencontre dans la conserverie d’Emma Azconegui
Emma, tu es venue nous présenter ton bébé carotte – Le Cri de la carotte –lors de la conférence autour de la Journée mondiale de l’alimentation, en octobre dernier, un projet débordant d’énergie et cochant toutes les cases de durabilité, d’éthique et d’humanité. On ne se connaît pas bien mais ma première impression a été l’image d’une femme déterminée qui fonce, agit, ose dire ce qu’elle pense et le fait. Alors ma première question à toi:
D’où puises-tu toute cette énergie?
Je crois en ce que je fais et je sais pourquoi je le fais. Moi, la société telle qu’elle est aujourd’hui je veux pas la laisser à mon enfant et je me bats tous les jours pour y arriver. Dans cette société tellement spéculative, il faut utiliser les mêmes armes que l’ennemi pour se battre, par exemple: obtenir un prêt pour un fond de commerce. Si je m’enferme avec mes poules loin de la société, je gaspille de l’énergie. Je suis convaincue que c’est dans le faire que je peux changer la société, pas dans le blabla et surtout pas en me cachant. C’est aussi une conviction politique car je crois sincèrement que le changement sociétal se fera dans la reprise du pouvoir économique par un entrepreneuriat qui a un impact vertueux et pas dans l’associatif. Aujourd’hui il y a très peu d’entrepreneurs qui vont au bout de leurs idéaux. Mon énergie vient finalement du sacrifice, c’est un combat pour que d’autres personnes comme moi se sentent aussi d’y arriver.
Quelle est ta motivation, quels sont tes objectifs?
Je veux soutenir l’identité alimentaire de notre pays par l’artisanat et le petit entreprenariat pour montrer que c’est possible, que les gens puissent se dire : “si elle y arrive, pourquoi moi j’y arriverais pas?”. Que les gens sortent de la peur, la peur de perdre un confort matériel illusoire, la peur de pas être capable de…et qu’ils osent se battre contre les injustices car celui qui ne réagit pas contre les injustices, en est le complice.
On vit aujourd’hui dans une société qui pratique la politique de la déresponsabilisation, or on a besoin d’entrepreneurs compétents et responsables pour défendre notre artisanat, notre identité alimentaire. Il faut que financièrement on soit au même niveau qu’une concurrence peu éthique appliquant des marges surréalistes. Mon objectif c’est de grandir pour avoir du poids, de me franchiser et de devenir assez solide pour créer une forme de coopérative permettant ainsi de se soutenir mutuellement et de devenir représentatifs sur le marché genevois, comme pour faire un appel d’offre à plusieurs par exemple. Par contre ce genre de pratique reste très nouveau et est hors critères pour de nombreux projets.
Comment en es-tu arrivée là? Quel est ton parcours?
Après un cursus scientifique en tant que laborantine en biologie, j’ai décidé de me former dans les arts de la table dans l’une des meilleures écoles hôtelières d’Espagne, la ESHA Artxanda. J’ai pu y acquérir les bases d’une cuisine paysanne et respectueuse de la terre. A la naissance de mon enfant, nous nous sommes retirés en famille dans un village isolé de Castille où on a vécu plusieurs années en autonomie totale. J’ai appris énormément, les mains dans la terre en rendant des sols de nouveau exploitables et en valorisant ce qui était récolté. Puis j’ai réalisé que ce n’était pas en restant dans ma ferme avec mes poules, mes connaissances techniques précieuses accumulées et mon énergie que j’allais avoir un impact social et exploiter mon potentiel… De retour en Suisse j’ai commencé à transformer pour l’association CroQu’terre à Romont (FR) puis j’ai tenté de retrouver un poste en cuisine ou en laboratoire mais sans succès. C’est finalement pendant le Covid que le projet a pris forme, par nécessité, lorsque j’ai commencé à réaliser des bocaux pour alimenter une proche, très malade qui refusait les plateaux de l’IMAD et se laissait mourir d’inanition. Les bocaux l’ont nourrie de 2019 jusqu’à son décès en 2021. Suite à quoi le personnel soignant a commencé à me commander des repas en bocaux. C’est à ce moment que j’ai décidé de prendre le risque de créer le Cri de la Carotte. C’était pour moi l’occasion de travailler en accord avec mes valeurs éthiques et de soutenir des métiers nobles mis en danger par la surabondance des intermédiaires et des contraintes administratives. Le légume moche est un choix important, car il me permet de mettre en avant un problème de taille dans notre pays: la ségrégation à l’embauche. Car oui, nous traitons nos jeunes comme nous traitons nos aliments. Avec mépris. Le cri de la carotte est donc plus qu’une entreprise à mes yeux, il s’agit d’un sacerdoce, du sacrifice de mon confort pour la création d’un lieu d’équité où l’inadapté n’existe plus.
Pour les lecteurs qui ne te connaissent pas, comment décrirais-tu ton quotidien actuel?
Mon boulot, c’est de valoriser des légumes moches et les invendus du canton de Genève, le tout avec des personnes considérées “moches” par le système de l’emploi actuel. Je redonne une deuxième vie à des aliments locaux de haute qualité qui partiraient sur les tas de compost pour des raisons esthétiques. Mes fournisseurs m’amènent leurs invendus et moi je développe des produits alimentaires de longue conservation. Avec des techniques de base de conserverie, on a la possibilité de garder ces aliments un an voir plus dans des bocaux, sans chimie. J’élabore aussi des alternatives végétales locales. Je fais en grande partie de la production pour autrui et un peu pour mon magasin. L’idée c’est aussi de montrer aux habitants du coin ce qu’il est possible de faire et à terme de leur transmettre ces techniques. Mais c’est un combat quotidien, tous les matins j’assume mes convictions et les risques associés. Tout est combat: avec la régie, avec les services d’hygiène, avec les assurances, avec ma santé… Car on ne peut simplement pas s’arrêter, j’en viens parfois à travailler avec une côte cassée, des ligaments déchirés. La nourriture n’attend pas.
Comment trouves-tu ta place dans le système actuel genevois dans lequel tu t’es établie?
Ce n’est pas facile d’entrer dans un monde spéculatif, j’ai pas du tout la même notion de l’argent que la plupart des personnes avec qui je dois travailler, que ce soit les avocats, la régie et d’autres services administratifs. Pour moi, l’argent dépend de l’utilité qu’on en fait et je ne comprends pas la malignité économique et la volonté d’amasser sans fournir l’effort corrélatif au gain. C’est pour cette raison que je cherche un associé pour faire face aux questions auxquelles je ne suis pas apte à répondre. Si je veux continuer à me battre sur la place genevoise, j’ai besoin d’un “filtre à chacal”. Je peine à accepter cette société victimiste où la fausse bienveillance est la norme. Cela déconnecte les personnes de leurs responsabilités, donc de leur liberté et surtout de leur impact social. Le résultat est une classe travailleuse qui, même dans l’incompétence la plus évidente, n’a pas l’humilité de dire qu’elle s’est plantée. Les gens doivent comprendre qu’on apprend de nos erreurs. Il y a trop de bla-bla stérile, on théorise sur les réseaux sociaux sans actes derrière. À Genève heureusement il y a des associations qui voient les choses autrement comme le MAPC (Mouvement pour une Agriculture Paysanne et Citoyenne) qui militent avec la force de leur travail. La parole doit être associée aux actes pour avoir un impact tangible, sinon c’est du green washing, du prosélytisme qui tue la cause.
As-tu des fois eu l’impression que tout était contre toi et y a t il eu des moments où tu as voulu abandonner?
Plein de fois j’ai eu envie d’abandonner, même si je sais pertinemment que les difficultés rencontrées ne me sont pas personnellement adressées et que tous les entrepreneurs localistes rencontrent à peu près les mêmes. Les accidents de travail, les problèmes avec la régie, la discrimination… mais je vois le travail comme un outil de responsabilité de ma propre vie. Je prends mes responsabilités et je la fais prendre à ceux qui travaillent avec moi pour ne pas tomber dans des comportements malsains, de dépendances. Et je veux offrir cet outil à mes stagiaires, un outil de libération morale. Je n’ai jamais été autant au bord de la rupture sociale mais finalement je ne me suis jamais sentie aussi riche humainement. Je ne regrette rien, même si je dois arrêter, j’ai tellement appris.
« Je n’ai jamais été autant au bord de la rupture sociale mais finalement je ne me suis jamais sentie aussi riche humainement. »
Qu’est-ce qui t’as fait rebondir?
J’ai foi en mon combat et dans le fait que les retombées positives de mon travail peuvent faire la différence pour certaines personnes. Mon enfant est aussi une grande source de motivation, sa fierté à mon égard me fait penser qu’une fermeture serait une grosse déception pour elle, si fière d’avoir une maman chef des carottes. Lorsque je la vois partir à l’école avec le pull orné du logo de l’entreprise qu’elle me laisse à peine le temps de laver tellement elle le porte, cela me galvanise et me pousse à supporter le pire en vue de jours meilleurs à venir. J’étais à temps plein avec elle les 6 premières années de sa vie puis je lui ai expliqué que ça allait changer pour que sa maman puisse aussi se développer comme adulte. Elle comprend et se solidarise de mes contraintes, même si pour elle ça signifie le sacrifice de la présence d’une mère.
As-tu le sentiment de pouvoir changer le système toi qui est en plein dedans? As-tu quelque chose à prouver?
Non, je ne pourrai pas changer le système, le système est le fruit des individus qui le composent et une seule personne n’a aucun impact dessus. Seul un mouvement collectif pourra le changer et il est prétentieux d’affirmer le contraire. Je veux participer à ma mesure en créant une coopérative pour protéger notre travail, créer des postes de travail dignes dans la restauration, se mettre à plusieurs pour devenir une grosse entreprise sur le canton de Genève et gagner en considération. Le Cri de la Carotte est un modèle viable et j’estime que je l’ai prouvé. On peut faire de la récup’ de légumes moches et les recycler en utilisant des techniques de conservation, fermentation, de méthodes ancestrales de cuisine. C’était mon objectif initial et il est accompli. Je me bats actuellement pour faire baisser le loyer de mon arcade totalement vétuste et faire en sorte que les bailleurs assument leurs responsabilités légales. Cela me permettra de rééquilibrer les comptes qui ont fortement souffert des rénovations assumées à la place du propriétaire. J’espère que mon combat pourra protéger d’autres entrepreneurs en démarrage de la mafia étatisée des régies immobilières.
Comment vois-tu l’avenir? et quel message voudrais-tu laisser à nos lecteurs si tu devais le résumer en une phrase?
Sans mouvement étatique et collectif, on n’a pas d’avenir. Si on veut défendre notre identité alimentaire et ne pas se retrouver qu’avec des fils à papa dans la restauration, il faut se battre socialement. Arrêtez d’être conformiste et matérialiste, le confort matérialiste est une illusion, c’est l’opium du peuple ! Battez-vous pour rester vrais, humains, fidèles à vos valeurs, honnêtes avec vous-même et les autres. Lisez !!!!! Je vous recommande fortement le discours de la servitude volontaire d’Etienne de la Boétie pour comprendre que la tyrannie n’existe pas si nous ne créons pas le tyran. Pour conclure cela avec une phrase qui résume le tout, l’avenir sera bon si nous sommes les gardiens de nos frères et sœurs et nous battons ensemble pour moins de classisme, plus de parité dans les revenus et l’égalité absolue dans l’accès à l’emploi et à la formation. Il reste un long combat à mener et le temps presse.
Lien recommandé