Rencontre avec Mauricio Leon, un activiste raisonné
PHOTO – Depuis son balcon, Mauricio proteste en réponse au NON à la votation sur les pesticides en 2021 du paysan en face de chez lui. La régie lui fait rapidement comprendre qu’il n’a pas le droit de s’exprimer de la sorte en tant que locataire…
Mauricio, nous nous sommes rencontrés lors de la Journée mondiale de l’alimentation à la conférence que nous organisions à la Touvière le 13 octobre dernier. À la suite de nos présentations, tu es intervenu pour discuter de la responsabilité de chacun dans la perpétuité du système en place. Une forme de critique pas facile à entendre pour les acteurs du terrain qui font face aux difficultés quotidiennes du système, que ce soit au niveau administratif, fiscal, sanitaire, social… De cette interaction est née notre volonté d’aller plus loin pour connaître les motivations et les enjeux actuels d’acteurs comme vous dans le secteur de l’alimentation, la vie sociale et politique genevoise, afin de mieux comprendre ce que vous vivez et le message que vous souhaitez partager autour de vous.
Pour nos lecteurs, peux-tu nous rappeler brièvement ton contexte de vie?
Je suis marié à une fille de paysan évincée lors de la transmission de la ferme « familiale » au profit de son frère, malgré son expérience de travail à la ferme et son brevet fédéral de paysanne. Je suis à ses côtés pour essayer de comprendre, depuis ce traumatisme, quelles forces en place dans le monde agricole ont permis de créer cette dynamique. Dynamique qui fait qu’en 2024, 93% des « chefs d’exploitation » en Suisse sont encore des hommes. Quels mécanismes ont empêché mon épouse de bénéficier du statut d’exploitante agricole lui permettant de poursuivre une activité rentable mais peu orthodoxe aux yeux du patriarcat bien implanté. Nous voulons mettre au grand jour ce système de pouvoir et de domination qui existe en Suisse et qui ne touche pas uniquement la population migrante, moi-même étant d’origine péruvienne. Car selon l’hypothèse de certaines penseuses féministes, la première population colonisée sur terre serait le femme.
Si l’on se replace le 13 octobre, comment reformulerais-tu pour nous ce que les projets présentés dans la conférence ont réveillé en toi?
C’est d’entendre ces discours pleins d’éthique, de valeurs, de belles actions. Rien à dire, ce sont des projets de micro-entrepreneurs courageux qui se battent au quotidien pour survivre. Pourtant ils sont victimes d’un système que paradoxalement ils entretiennent en y participant et dans lequel ils risquent même d’y laisser leur santé pour la plupart. Ce qui me dérange finalement, c’est de voir toute cette énergie utilisée pour nourrir, de manière non consciente bien entendu, un système néolibéral qui fait porter les responsabilités à l’individu seul alors qu’il s’agit de problèmes structurels et donc politiques.
Qu’entends-tu par néolibéralisme? Quels exemples pourrais-tu citer pour illustrer ce mécanisme?
Il y a plusieurs choses dans le néolibéralisme, ce n’est pas qu’une histoire d’« accords de libre-échange » comme le pensent beaucoup de gens. D’un point de vue anthropologique et dans le cas d’entrepreneur et surtout du micro-entrepreneur, la responsabilité individuelle est poussée à l’extrême où l’individu devient vraiment ”entrepreneur de lui-même”, comme l’évoquait déjà dans à la fin des années 70 le philosophe Michel Foucault. C’est le “just do it” du « self-made man » qui croit pouvoir se réaliser lui-même et sauver le monde en même temps. Mais on ne part pas tous du même point de départ, certains héritent par exemple d’un gros patrimoine qui se chiffre à plusieurs millions de francs comme une ferme à Genève, ce qui leur accorde des facilités de crédits, de subventions et exonérations de toutes sortes, et d’autres – la majorité – ne partent vraiment de rien. Ce deuxième type d’entrepreneuriat est précaire car sans capital, ils n’ont que du « capital humain », ils n’ont plus qu’à s’auto-exploiter. Cette forme de capitalisme néolibéral pousse l’individu à devenir son propre patron mais finalement lui fait perdre nombre d’acquis sociaux du salariat.
Comment fais-tu le parallèle avec le monde rural?
On retrouve chez les néo-ruraux la même énergie qui est mise dans le travail de la terre, souvent peu mécanisé, pour faire vivre des petites exploitations plus respectueuses de l’environnement, et qui pourtant ne sont pas rentables financièrement. Certains néo-ruraux qui s’inspirent des théories anarchistes ne veulent même pas le soutien de “papa-État”. La plupart ne sont pas propriétaires de leurs terres, ne se paient pas de salaire ou très peu et vivent de façon précaire. Mais ils sont blindés de valeurs morales, éthiques, et on retrouve là aussi une forme d’héroïsme qui sert finalement à mon sens en partie leur besoin de reconnaissance personnelle mais finalement pas suffisamment le bien commun. Ce qui m’attriste, c’est que toute cette énergie qui pourrait être utilisée pour un combat politique et faire avancer « une autre agriculture » est finalement utilisée pour un combat individuel voire des petits collectifs. (cf. Article de Mauricio dans Le Courrier).
Pourquoi ces modèles alternatifs ne sont-ils finalement pas pérennes?
Parce que les gens s’épuisent au final, que cela reste un problème au niveau politique et que rien ne change ou trop peu à ce niveau. On est dans un système du faire, il ne faut pas s’arrêter de faire, de produire et si possible toujours plus. C’est d’ailleurs très patriarcal. Comme le soulignait la philosophe Hannah Arendt, il y a l’injonction du travail dans nos sociétés occidentales, qui est priorisé sur des autres aspects importants de la vie comme œuvrer (exemple : art) et l’action (exemple : engagement politique). Des logiques concurrentielles comme le néolibéralisme et le patriarcat, logiques qui sont d’ailleurs très imbriquées, font qu’on a de moins en moins d’exploitations agricoles, car le capital et la machine remplacent l’homme, et le pouvoir politique en place soutient ce système. Quand l’association des petits paysans (VKMB) a envoyé une pétition au conseil fédéral pour dénoncer la mort des exploitations en Suisse, Guy Parmelin y a répondu en disant que c’était dommage mais que cela permettait à ceux qui restent d’agrandir leurs domaines et ainsi de mieux utiliser leurs machines !
Comment le système s’entretient-il de lui-même?
Par des discours comme celui de Guy Parmelin qui nourrissent une agriculture capitalistique. En célébrant aussi la « famille paysanne » alors qu’elle n’est qu’un mythe ! Il ne s’agit en effet pas du « patrimoine familial » mais plutôt du capital d’un seul homme, le « chef d’exploitation ». Dans le cas des néoruraux, ils ne sont pas propriétaires, et certains n’ont même aucun statut. Certains accèdent à la terre par les communes, les universités, d’autres n’ont même pas de contrat de fermage lorsque c’est un agriculteur qui leur « loue » la terre. La sociologue française Céline Bessière (co-autrice du livre « Le genre du capital, comment la famille reproduit les inégalités ») nous dit que les néoruraux qui pourtant ont un niveau d’études poussé reproduisent des mécanismes traditionnels, où la femme travaille à la ferme sans être salariée et travaille en plus à côté pour ramener un peu d’argent à la maison. Parce que les néoruraux ont un projet alléchant et des valeurs fortes de retour à la nature, ils/elles sont prêt(e)s à renoncer à des acquis sociaux, pour lesquels les générations précédentes se sont battues (notamment les paysannes françaises) et c’est là le danger de régression.
Le système s’entretient aussi de lui-même parce qu’on est en situation de dominant-dominé et que cette relation malsaine est entretenue par le dominé(e) lui-même qui se retrouve piégé dans un rapport de pouvoir défavorable. On légitimise le système – et les dominants – en y participant avec le « faire », on devient alors complice tout en croyant que ce qu’on « fait » est une « alternative ». Un exemple concret, ce sont ces paysans « sympas » qui louent un lopin de terre ou plusieurs hectares à des néoruraux et qui font en fait partie d’une catégorie de la populationqui s’en sort très bien. Ces “paysans sympas” sont souvent de riches propriétaires fonciers qui ont tout intérêt déjà à faire « travailler ce capital », en construisant des appartements et autres locaux commerciaux locatifs et en « aidant » les jeunes néoruraux, pour ainsi bien se faire voir dans les communes (capital social). En étant « aidés » par ces « paysans sympas », c’est difficile, voire impossible pour ces néoruraux de critiquer le système: comment critiquer quelqu’un qui soi-disant les « aide ».
Mais, n’est-ce pas finalement en étant à l’intérieur du système que l’on peut prétendre changer le système?
Pour moi l’action se jouera au niveau politique. En France, le collectif Atelier paysan a fait une bonne démarche auto-critique dans son manifeste “Reprendre la terre aux machines” pour une autonomie alimentaire et paysanne en avouant qu’ils avaient été prétentieux, que les AMAP (Association pour le Maintien de l’Agriculture Paysanne = partenariat entre un groupe de consommateurs et un ou des agriculteurs) ne marchaient pas, que rien n’avait changé au niveau systémique, bien au contraire: ces AMAP sont devenues une niche pour des consommateurs aisés. Il faut se repolitiser, on n’a pas le choix, mais comment si on est au bord de l’épuisement? Et c’est la première question à résoudre. Il faut s’armer financièrement et intellectuellement, il faut un discours politique qui tient la route et pour cela il faut se former, lire, discuter. Bien sûr il faut avoir du temps pour y arriver et ce n’est pas quand on est dans le faire toute la journée qu’on y arrivera. Malheureusement comme le dit le manifeste, le système est bien verrouillé par la loi et les dominants se protègent derrière la loi. La Suisse est experte en la matière, l’État est complice, mais de façon très sournoise.
Comment penses-tu que nous sortirons de ce système? Quelle alternative pérenne?
Quand on aura une coalition politique qui tient la route pour s’attaquer au cadre juridico-politique. Le néolibéralisme, c’est différent du libéralisme où la « main invisible » agit sans l’État. Les néolibéraux ont besoin de l’État qui leur assure la stabilité et le cadre juridique pour qu’à l’intérieur de ce cadre ce soit la « main invisible » qui soi-disant opère. Les néolibéraux l’ont compris depuis le krach boursier de 1929 aux États Unis. Le cadre est assuré par l’État afin qu’à l’intérieur ils soient totalement libres de se faire des grosses marges, comme dans le cas de la Coop et la Migros, duopole tant critiqué par Uniterre. On ne sortira pas du système sans intervention de l’État: par la mise en place de subventions pour aider les petites exploitations peu mécanisées et tous ceux qui proposent des modèles alternatifs durables, par un cadre juridique soutenant les petits paysans et condamnant les pratiques malsaines telles que la discrimination massive des filles d’agriculteurs lors de la transmission des fermes « familiales », leur exclusion pour l’accès à la terre, et la spoliation de leur part du « patrimoine familial ».
Pour résumer en une phrase ton message pour nos lecteurs.
Ceux qui dominent actuellement, et qui ont souvent tout intérêt à ce que le statu quo demeure prendront toujours davantage de pouvoir si on ne se mobilise pas. On l’a vu lors des dernières élections fédérales, le camp bourgeois (les faîtières de l’économie) et leurs alliés (USP), ainsi que les conservateurs d’extrême droite (UDC) ont gagné davantage de sièges au parlement (cf. article du Courrier). La démocratie est un combat de tous les instants, pas que lors des élections bien entendu, mais cela en fait partie. Ce n’est pas que dans des projets individuels ou de petits collectifs que l’on peut changer les choses. De ce fait, la première bataille à mener, c’est celle de trouver du temps, pour enfin pouvoir mener un combat politique.
LIENS UTILES
Article de Mauricio Leon paru dans le Courrier – Le silence du MAPC et d’UNITERRE – 24.11.2024
Réponse de Guy Parmelin suite à la pétition “Chaque ferme compte”:
Céline Bessière et Sibylle Gollac – Livre « Le genre du capital, comment la famille reproduit les inégalités », La découverte, 2020.